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Adame Ba Konaré : « Diviser pour régner, pierre angulaire de la politique coloniale française »

samedi 29 décembre 2018, par Assane Koné

Une rue porte son nom à Paris, mais il est tombé dans l’oubli... Ferdinand Duranton est un explorateur français du début du XIXe siècle. Aujourd’hui, la grande historienne malienne Adame Ba Konaré, qui est l’épouse de l’ancien président Alpha Oumar Konaré, décide, comme elle le dit joliment, de « faire sortir Duranton de la crypte où il a été enfermé ». Chez Présence africaine, elle publie Le griot m’a raconté... Ferdinand Duranton, le Prince français du Khasso. Pourquoi cet intérêt pour un précurseur du colonialisme ? En ligne de Bamako, l’ancienne Première dame du Mali répond aux questions de Christophe Boisbouvier.

Rfi : Adame Ba Konaré, pourquoi vous intéressez-vous à un explorateur qui a ouvert la voie à la colonisation française ?

Adame Ba Konaré  : En fait, je travaillais sur mon Dictionnaire des Femmes célèbres et je suis tombée sur cette Sadioba Diallo, qui aurait épousé un Français en 1825. Donc j’ai cherché à savoir qui était ce Ferdinand Duranton dans le Haut-Sénégal. C’est comme cela que je suis tombée sur ce personnage explorateur, aventurier.

Et pourquoi vous intéressez-vous à ce personnage ? Peut-être parce qu’il a épousé la fille du roi du Khasso, cette région qui est aujourd’hui dans l’ouest du Mali ?

Oui, tout à fait. Parce qu’il a épousé la fille du roi du Khasso, Sadioba Diallo. Il se trouve aussi que ma belle-mère, c’est-à-dire la mère du président Konaré, descend directement de ce roi, donc l’histoire devenait un peu une histoire familiale. Mais, très rapidement, le personnage de Duranton lui-même a pris le pas sur la figure de Sadioba à cause de tout ce qu’il a eu à faire dans la sous-région. C’était vraiment un personnage très, très intéressant pour l’historienne que je suis.

Mais à priori, un explorateur français qui ouvre la voie aux futurs colonisateurs français, à commencer par le général Faidherbe, cela ne devrait pas être quelqu’un de très sympathique pour vous.

Oui, c’est cela. Mais il est intéressant pour l’historienne, parce que c’est vraiment le concepteur de l’interventionnisme militaire colonial et postcolonial français. Vous savez, à cette époque, quand il est arrivé, ses chefs lui disaient : « Nous n’avons pas à nous mêler des guerres intestines africaines. Laissons ces roitelets s’entredévorer entre eux-mêmes. Nous, nous n’avons qu’un seul objectif, c’est le commerce ».
A l’époque, il s’agissait du commerce de la gomme sur fond de rivalités entre l’Angleterre et la France. Les Anglais étaient établis sur la côte de la Gambie, donc il fallait sauver le commerce. Pour eux, il n’était pas question d’intervenir. Mais Duranton a dit : « Non, au contraire. Il faut aider les chefs les plus intéressants ». C’est à dire abattre les chefs belliqueux au profit de ceux dont la cause paraissait la plus avantageuse aux intérêts français. Donc il est également le père concepteur de ce devoir d’ingérence, qui est à l’ordre du jour, et du « diviser pour régner ». Diviser pour mieux régner ou diviser pour régner tout court, cela va être la pierre angulaire de la politique coloniale française. Donc Duranton est vraiment au commencement de tout, sans compter que c’est lui qui va négocier l’édification du fort de Médine, qui va être un point stratégique également de l’avancée coloniale dans ces régions-là.

Dans votre démarche d’historienne, Adame Ba Konaré, vous passez par un griot de Médine, cette ville historique près de Kayes, dans l’ouest du Mali. Un griot qui raconte l’histoire de cet explorateur français, grâce au récit que se sont transmis ses aïeuls griots depuis cinq générations.

Oui. En fait j’ai mis les propos dans la bouche du griot. C’est un clin d’œil à la tradition griotique. J’ai voulu remettre à l’honneur l’une des sources essentielles de l’histoire du Mali, que j’ai moi-même abondamment utilisée au cours de mes travaux de recherche. Cette source-là était délaissée et même méprisée au profit des sources écrites. Donc, dans les années 1960-70, c’est à cette époque-là que la tradition orale, de façon étendue et élargie, et la tradition des griots ont gagné leurs lettres de noblesse. J’ai ressenti un besoin presque militant de valoriser l’histoire africaine avec toutes ses sources d’information. C’est un clin d’œil, en fait, en direction de la tradition des griots, qui est une source incontournable de notre histoire. Mais ce n’est pas cette tradition figée, comme on le pense, ce n’est pas un griot dont le savoir est basé sur la récitation, la mémorisation, dont le savoir est transmis de génération en génération, de bouche à oreille, etc. En fait, le griot donne à son récit un caractère actuel.

Plus qu’un clin d’œil, c’est un hommage à tous ces griots africains qui sont les détenteurs de la tradition orale et qui luttent, dites-vous, contre la dictature de l’écrit.

Oui. C’est un hommage, mais en même temps c’est une façon, aussi, de comprendre le discours du griot, qui n’est pas un discours figé, mais un discours qui joue une fonction sociale précise et qui fait des clins d’œil au présent. C’est à dire que les anciens ne sont intéressants que dans la mesure où ils peuvent servir d’exemples aux générations qui vivent. Donc ça, c’est une dimension qui n’avait pas été suffisamment prise en charge, parce qu’on s’est dit que c’est un savoir qui se transmet, comme si le griot était un robot qui recevait un enseignement qu’il transmettait comme un facteur. Mais, au contraire, le griot élabore son discours. Il le repense, il le reconstruit… C’est un homme moderne, donc il tient compte de son environnement matériel. Idéologique aussi. Il est au courant de tout ce qui se passe. Il est au courant de l’actualité. Il ne se contente pas seulement de transmettre de façon mécanique le savoir qu’il a reçu de son père, de son grand-père, de ses ancêtres.

Et du coup, est- ce que cette tradition griotique peut être considérée quand même comme un outil de connaissance au même titre que les archives, par exemple ?

Mais bien sûr. Il faut appliquer les méthodes d’analyse, pour qu’on piste la vérité jusqu’à s’approcher, quand même, du seuil de vérité qui est un critère essentiel pour l’historien. On ne prend pas ces traditions pour de l’argent comptant. On applique là-dessus les mêmes règles d’analyse qu’avec les autres sources documentaires de l’historien.

Vous avez cette belle phrase : « Comme la queue de l’oiseau, le griot prend la direction du vent ». Et vous ajoutez : « Le griot moderne se recycle auprès de ses clients, il participe aux jeux de rivalités entre les hommes politiques, notamment pendant les campagnes électorales ». Est-ce que le griot moderne n’est pas en train de dévoyer la fonction traditionnelle du griot ?

Il ne dévoie pas, mais il est associé au pouvoir d’abord. Il ne faut pas l’oublier. Il vit de ses services aussi. Il est rémunéré pour sa fonction. Donc, là où il sent qu’il y a de l’argent - je n’hésite pas à le dire - évidemment, le griot se dirige dans cette direction-là. Fondamentalement, la tradition du griot est rattachée à une institution bien précise qui est le pouvoir.

Par Christophe Boisbouvier
RFI


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