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Hommage : Amsyl, une existence orageuse
mardi 15 décembre 2020, par
Ma première rencontre avec Amara Sylla, affectueusement appelé Amsyl, eut lieu vers la fin des années 1990. Elle ne fut pas des plus ordinaires. C’était dans la boutique d’un commerçant de bricoles, qui avait aménagé, à son retour de la Libye, dit-on, dans un immeuble au grand marché de Bamako. La particularité de ce commerçant se traduisait par son flaire pour les choses de l’art, une intuition née certainement de la proximité de sa boutique avec la seule école d’art d’alors de la capitale, l’Institut National des Arts. C’est ici qu’a lieu cette rencontre que je pus qualifier, avec le recul, d’insolite.
A l’entame d’une de ces journées, toujours pareilles, je me rendis à la boutique de notre ami, il en était vraiment devenu un, pour retirer une des commandes que je lui avais fait faire. Je rappelle que la boutique était bondée d’objets de toute sorte, des pots de fleurs synthétiques, d’accessoires de décoration d’intérieurs, des tissus aux couleurs flamboyantes, bref tout ce que raffolent les « grandes dames », du moins celles qui s’apparentent à cette classe sociale de la capitale, auréolées du prestige d’une bourse supérieure.
Mon regard promeneur tomba sur une œuvre au style impressionniste et je demandai, sans détour, au propriétaire des lieux, qui était l’auteur de l’œuvre ? Dun geste simple il indexa l’homme d’à côté, débout du haut de ses un mètre quatre-vingt-dix, dans un calme olympien. Ce qui m’attira chez lui, c’était l’élégance vestimentaire dans laquelle se dressait ce corps de Dandy, comme venu de nulle part. Lorsque je me tournai vers lui pour lui témoigner toute la reconnaissance qui lui était due, d’un geste inattendu, du moins pour moi, il dressa l’échine, me laissant pantois. La scène n’échappa pas à l’attention du commerçant qui me jeta un regard furtif et je pus imaginer la gêne qu’il ressentit, de ce geste peu convenable, en croisant mon regard.
J’étais loin d’imaginer ce qui allait se produire. Dans sa tentative d’annihiler ma présence physique, et au bout de son geste virevoltant, l’homme du coup s’attarda, comme tétanisé, sur un portrait signé d’un peintre inconnu de son répertoire. Il demanda au commerçant, comme je l’avais fait il y a peu, l’auteur de cette œuvre de génie. Oui, Il avait dit de génie. Notre ami commerçant, d’un air hébété, répéta le même geste de la main en me désignant.
C’est alors que je découvre ce personnage très étrange, singulier, et qu’il serait passionnant d’aller voir qui se cachait vraiment derrière le mythe. Donc, en se retournant vers moi, il daigna ignorer son geste tout à fait méprisable pour se jeter dans mes bras en signe de reconnaissance, mais aussi de désolation. Bien des années plus tard, je compris que cette rencontre peu ordinaire entre Amara et moi allait produire incontestablement sur lui un effet profond et durable. Nous ne nous quitterons plus jamais jusqu’à ce dimanche, 06 décembre 2020 où il s’en est allé ad patres. Le jour suivant, il a été enterré au cimetière de Niaréla où il repose en paix auprès de ses muses éternelles.
Amara Sylla, l’artiste était d’une grande sensibilité poétique. Ce qui fut sa force, c’est cette joie et cette ferveur de vivre, cette énergie jubilatoire qu’il cherchera à communiquer dans ses œuvres. Il était en quête perpétuelle de nouvelles aventures en art, aussi bien en termes d’adaptation, à sa création, d’espaces nouveaux et de matériaux nouveaux, que d’ingéniosité picturale. Il donnait l’impression de broyer et de mélanger ses propres couleurs. Cette audace incontestablement lui donnait l’entière liberté de création, libéré de toutes contraintes académiques. Dans sa quête de nouvelles aventures, Amsyl ambitionnait d’unifier la grande famille des artistes dans son atelier, « Lubama », à Magambougou, un quartier situé sur la rive droite du fleuve Niger. Rappelons qu’il y avait été encouragé à l’époque par l’ancien ministre de la culture, Cheick Oumar Sissoko, adepte des grandes ambitions et d’idées fortes en art, qui comprenait parfaitement la vibration de son être et l’intensité avec laquelle il voulait la partager. J’ai eu le bonheur de donner un témoignage sur l’homme et ses œuvres dans une interview réalisée par Abdrahamane Dicko dans le journal les Echos. En réponse à la question du journaliste « Le Mali est-il un pays qui a connu de grands peintres ? », j’écrivais ceci :
« En marge de ces peintres (ceux qui ont été présentés plus haut dans l’interview), on peut citer à titre exceptionnel, le peintre autodidacte au talent immense, Amara Sylla (dit Amsyl), évoluant dans un canon contemporain hors "classique". Ses œuvres reflètent la dimension profonde de son âme et de son émotivité face aux réalités qu’il affronte. Il intervient dans la décoration des espaces publics lors des cérémonies : le Centre international des conférences de Bamako, le "Bla Bla", le palais présidentiel, etc. Son art est basé sur la récupération d’objets divers, aussi bien naturel que préfabriqués : des pierres ramassées sur la berge du fleuve Niger, des cornes, fibres végétales, des troncs d’arbre transformés en vases ou en pots de fleurs, etc. Récemment, il a ouvert un centre de création contemporaine baptisé "Lubama" (la grande famille), faisant sûrement allusion à la grande famille des artistes du Mali. Ce centre abrite régulièrement des ateliers animés par des artistes de divers horizons ». (Les Echos n°1136 du vendredi, 29 octobre 2010).
En m’adressant particulièrement à vous, les amis d’Amsyl, ses amis de jeunesse, je voudrais vous témoigner toute sa gratitude et surtout l’attachement singulier qui le caractérisait, à votre égard, lorsqu’il nous arrivait d’évoquer des questions sensibles d’amitié qu’il comparait au sacerdoce. Sa passion pour l’art qu’il vivait en pleine âme a souvent abimé ses nerfs devenus très fébriles. Vos soutiens matériels, du mécénat peut-être, étaient toujours visibles. Amsyl les a mérités car il les a toujours récompensés, certes de façon modeste, par des œuvres de génie. Non pas en termes d’échange, mais de reconnaissance de vos gestes si généreux. Aujourd’hui, plus que jamais, ces œuvres, les vôtres, sont d’une valeur inestimable. Elles coûteront « du franc symbolique à l’infini », comme disait l’artiste lui-même non sans humour. Certainement vous le savez mieux que moi, Amara Sylla reflétait le type social et moral de votre génération, et inévitablement il est des chemins d’étoiles qui changent. Votre ami, comme guidé par une sorte de prédestination libre arbitre, a suivi son destin, celui presque de la bohème, qui a aspiré toute sa vie durant à être sublime, sans interruption. Amsyl n’était pas assujetti à l’angoisse existentielle, mais plutôt en quête perpétuelle de reconnaissance de son art et de son être. Vous le lui avez bien rendu. Que vous soyez sous l’abri du Très Haut !
Amara Syla habitait depuis à Sotuba, un quartier de rêve pour le peintre grâce à sa proximité avec le fleuve Niger, sur sa rive gauche. Les berges étaient gorgées de pierres dont la patine sombre leur conférait une certaine noblesse. Amsyl affectionnait ce matériau essentiel à sa création. Il aménagea, non loin de son lieu d’habitation un atelier, un endroit qui hante tous ceux qui le visitent. C’était une sorte de forêt jonchée de deux grands hangars soutenus par de multiples poutres en bois, souvent sculptés à l’image des caryatides. Bref, ce lieu était tout ce qui pouvait exalter et exciter la créativité chez Amara. C’est ici qu’il va peindre comme un fou, sous toutes les coutures et de mémoire. Il s’était, au fil des années, transformé en un véritable centre non seulement de création, mais aussi de lieu de rencontres avec les Beaux-Esprits. Le peintre lui-même, aussi complexe que génial, conduisait les débats non sans incartades qu’on lui connaissait. Quand il était en manque d’affection, car souvent lâché par ceux qui l’on adulé, il rejoignait les campagnes boisées de Moribabougou où il retrouvait auprès de la ravissante Fily, cette autre muse atypique qui lui donnait consolation, enivré par les senteurs des champs paradisiaques.
Durant ses moments d’effroi intérieur, tel que fréquent chez des artistes à l’existence orageuse, Amsyl s’entouraient de ses petits-enfants. Auprès d’eux il était apaisé et accompli. Avec eux sa peinture retrouvait des pulsions vitales inouïes, et ses couleurs devenaient plus éclatantes à l’image de ces petits anges qui incarnaient la vie. « Merci, Papi, pour avoir partagé avec nous un peu de ton génie », diront-ils.
Si Amara Sylla avait une promesse dans la vie, c’était son épouse. Mariam, comme il l’appelait, est une ravissante femme accomplie à qui l’artiste a toujours accordé une dimension sacrée. C’est bien elle qui a survolé, toute sa vie, l’univers du peintre et l’a recouvert d’ondes célestes et lumineuses qu’on connait de l’œuvre de Amsyl, tout en veillant sur sa fragilité. C’est une femme rigoureuse au sens le plus élevé du terme, sage, douce, bienveillante et patiente qui a su donner une éducation rustique à leurs adorables enfants devenus si casaniers, toujours aux petits soins de papa. Sa mémoire sera toujours liée au destin plus confidentiel de son cher époux. Car elle aura été sa muse absolue, son épouse, sans pouvoir échapper à l’idée du couple ambigu, partagé entre flaques de douleur et étincelles de lumière, mais indissociable par l’art qu’ils auront formé, fondé par-dessus tout sur l’invention, la création et surtout, le labeur. Même si elle donnait l’impression de s’en éloigner. Merci Mariam !
Amara, outre-tombe, à l’image du peintre français Gérard Garouste, aurait pu adresser ce message à sa femme : « … Je lui dois ma liberté. J’ai toujours eu le sentiment d’avoir été prisonnier de moi-même, dans mon propre échec que je me suis créé tout seul. Je me suis construit ma prison, Mariam m’en a ouvert les portes ». Celles qui me conduiront incontestablement au paradis.
De son piédestal paradisiaque, Amsyl me livra ce secret : Kam (c’est comme ça qu’il m’appelait affectueusement), tu sais, le jour où j’étais venu avec mes petits-enfants te rendre visite à Titibougou, je ne savais pas que je n’allais plus vivre longtemps. Mais je crois que j’ai assez peint, je suis arrivé à ce que je voulais, tu as toujours été là, merci Kam ». Et à ses Egéries dont il ne pourra jamais s’arracher l’étreinte, il semble leur dire : « je vous rends mes pinceaux, vous avez gagné ! »
Pr Oumar KAMARA KA
Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako
Directeur de l’Institut Universitaire de Technologie
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