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Le développement, fragile rempart contre la menace terroriste dans le Nord ivoirien

dimanche 1er décembre 2019, par Assane Koné

Le Nord ivoirien en alerte (2). Dès 2011, le président Ouattara a mis en place une politique de rattrapage socio-économique d’une région longtemps délaissée.

Avec son maillot du FC Barcelone, son pantalon de survêtement et ses sandales aux pieds, difficile d’imaginer qu’il est l’un des hommes forts du Nord ivoirien. Cette figure politique, qui souhaite conserver l’anonymat, nous accueille dans son salon en toute décontraction. La pièce est grande et décorée avec goût. « Depuis que M. Alassane Ouattara est au pouvoir, nous sommes plus à l’aise », reconnaît-il. Dans sa ville, comme un peu partout désormais dans cette partie du pays, les chantiers de construction de voies bitumées et d’électrification vont bon train. « La route précède le développement », répète-t-on ici à l’envi.

En 2011, après plusieurs mois de violences en raison d’une élection présidentielle très controversée, le nouveau président Ouattara, originaire de Kong, au nord, évoquait un nécessaire « rattrapage ethnique ». Une formule polémique qui traduisait sa volonté de redresser l’économie des cinq régions septentrionales, toujours classées en 2016 comme les plus pauvres du pays selon un rapport de l’Institut national des statistiques (INS). « Le nord a connu beaucoup de difficultés après les crises. Il n’y avait plus d’eau potable, plus d’administrations, les populations étaient livrées à elles-mêmes », retrace Moussa Diomandé, docteur en économie et entrepreneur dans différentes localités du nord ivoirien.

L’enjeu est aussi sécuritaire, alors que la menace terroriste pèse durement sur le Mali et le Burkina Faso voisins. « Notre action depuis quelques années pour développer le nord peut permettre de lutter contre l’infiltration djihadiste », affirme le général Diomandé Vagondo, nouveau ministre de la sécurité et ancien chef d’état-major particulier du président Ouattara, pour qui « le terrorisme se nourrit de l’absence de l’Etat et de la pauvreté ».

Point névralgique

Une fois le calme revenu dans tout le pays, l’Etat, désormais principalement dirigé par des politiciens du nord, a effectivement réinvesti ces territoires. « Nous avons construit des écoles, des universités, des centres de santé, des services sociaux, se félicite le général Vagondo. Aujourd’hui, le nord n’est plus la dernière zone en ce qui concerne les besoins en services publics. D’autres régions sont derrière. » Notamment l’ouest du pays, d’où est originaire l’ancien président Laurent Gbagbo.

Sur le plan économique, les autorités ont relancé la production cotonnière, puis la noix de cajou, une culture de rente dont les prix se sont rapidement envolés durant les années 2010. Encouragées par le développement d’infrastructures de base et la promesse d’abattements fiscaux, certaines industries ont accepté de s’installer. Parmi elles, des unités de transformation d’anacarde en noix de cajou ou de mangues en jus et fruits séchés.

En 2018, un rapport de la Banque africaine de développement (BAD) énumérait les progrès réalisés : « La couverture en électricité rurale est passée de 33 % à 54 %. Dans le secteur agricole, les réformes se sont concentrées sur l’augmentation de la transformation locale des principaux produits agricoles. L’investissement a également amélioré la qualité et l’accès à l’éducation de base et aux services de santé. »

« Les autorités ont enfin pris conscience que le nord constituait une sorte de point névralgique que les djihadistes pourraient éventuellement utiliser et islamiser », estime Issiaka Koné, professeur de socio-anthropologie aux universités de Bouaké et Daloa. En mai 2018, alors que le Mali et le Burkina Faso sont en proie aux attaques terroristes, un accord de zones économiques spéciales est instauré par les trois gouvernements au niveau de la triple frontière. L’idée : régionaliser la réponse aux besoins de cette grande région délimitée par le triangle Korhogo (Nord ivoirien), Sikasso (Sud-Est malien) et Bobo-Dioulasso (Sud burkinabé).

« Les politiciens ont voulu mutualiser les services sociaux de base pour favoriser l’intégration de populations de même culture, explique Issiaka Koné. Aujourd’hui par exemple, vous avez une école ivoirienne à 500 m de la frontière burkinabée, où il y a six professeurs d’un pays, six professeurs de l’autre. Cela permet aux enfants d’avoir la même éducation, d’unir et d’intégrer. »

Selon le chercheur, le programme permet à ces populations déjà très proches de créer un « vivre-ensemble » et donc « un rempart ». Pourtant, il sent que les comportements changent. « Nous avons fait des études sur les différentes migrations. Nous avons remarqué que les jeunes de culture sénoufo [ethnie composée largement de paysans], surtout animistes, se laissaient tenter, au contact de certains, par un discours qui penche vers une radicalisation de l’islam », développe-t-il.

« Les agriculteurs en bout de chaîne »

Des ressentiments anti-occidentaux s’expriment, de même qu’une critique latente envers l’Etat et ses représentants. « Certains chefs religieux d’autres pays viennent parfois quarante-huit heures dans nos mosquées, on ne sait pas trop ce qu’ils y racontent, s’inquiète le politicien en tenue de footballeur. Désormais, on leur demande au préalable de passer par Abidjan pour contrôler. »

Le développement est-il trop lent et inégal pour être véritablement efficace ? « Il y a eu un espoir lorsque les cours du coton et de l’anacarde ont grimpé, retrace Moussa Diomandé. Mais nous sommes dans une économie majoritairement rurale et les agriculteurs sont en bout de chaîne, ils ne tirent que très peu de bénéfices de cette matière première. » Pour l’instant, la transformation des mangues et noix de cajou ne concerne que 15 % à 20 % de la production, le reste étant exporté. « Si ces chiffres n’augmentent pas, poursuit l’économiste, les agriculteurs pâtiront de la chute des cours, comme c’est d’ailleurs le cas en ce moment. »

En 2016, dans la région de Boundiali dans le nord-ouest, le taux de pauvreté était évalué à 71,7 % par l’INS. Moussa Diomandé, qui est également adjoint au maire de Séguéla, constate que les jeunes s’en vont à Abidjan pour travailler. Dans la capitale économique ivoirienne, ils deviennent « ferrailleurs, chauffeurs ».

« Si on ne développe pas le nord, les jeunes vont se déplacer et seront facilement récupérés par le truchement de la religion, insiste aussi Issiaka Koné. Les nordistes sont de bons travailleurs, courageux, commerçants. Il faut absolument leur donner les moyens de se fixer pour éviter les égarements. »

Sommaire de notre minisérie « Le Nord ivoirien en alerte »

Jusqu’ici, la Côte d’Ivoire tient. Mais ce pays qui partage, au nord, plus de mille kilomètres de frontières avec le Mali et le Burkina Faso, est désormais en alerte face à la contagion terroriste qui s’étend.
Le Monde Afrique propose une série de quatre reportages pour raconter comment la Côte d’Ivoire tente d’enrayer la contagion terroriste.
Présentation de notre minisérie Le Nord ivoirien en alerte Episode 1 Opération « Frontière étanche » : comment la Côte d’Ivoire se protège de la contagion terroriste Episode 2 Le développement, fragile rempart contre la menace terroriste dans le Nord ivoirien Episode 3 Les chasseurs dozos, gardiens sacrés et encombrants du Nord ivoirien Episode 4 Le parc de la Comoé, frontière poreuse du Nord ivoirien

Youenn Gourlay (Korhogo, Côte d’Ivoire, envoyé spécial)

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/11/13/le-developpement-fragile-rempart-contre-la-menace-terroriste-dans-le-nord-ivoirien_6019052_3212.html


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