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Côte d’Ivoire : Ahmed l’éléphant, symbole d’une cohabitation de plus en plus difficile avec les humains

mardi 6 octobre 2020, par Assane Koné

La zizanie provoquée par le pachyderme ces derniers mois s’est soldée par son transfert dans une réserve naturelle au centre du pays.

Malgré son imposant gabarit et sa peau gris foncé, Ahmed l’éléphant passe presque inaperçu dans l’immense savane arborée de la réserve naturelle du N’Zi, au nord-est de Bouaké. Le pachyderme se promène en silence à la recherche de bois, de fruits et de nouveaux repères. « Il a trouvé un point d’eau, se nourrit désormais de racines, de branches et d’écorces. Il s’adapte doucement à son nouvel habitat », souffle tout sourire Karl Diakité, directeur des opérations au N’Zi River Lodge, le site écotouristique de la réserve.

S’il chuchote, c’est parce que l’éléphant se trouve à une vingtaine de mètres. Les pisteurs et les rangers sont également là : ils veillent à la sécurité de l’animal et à celle des villages voisins, situés à une quinzaine de kilomètres. Le site doit bientôt être clôturé sur 25 000 des 41 000 hectares de la réserve.

Si Ahmed se rapproche des frontières du parc, « on lui fait comprendre par notre présence qu’il doit changer de route », précise Pierre Zango, l’un des rangers. Mais le but reste « d’interférer le moins possible avec lui », ajoute Karl Diakité, afin qu’il retrouve une vie sauvage, loin du tumulte des villes et des villages où il a failli tuer et être tué.

Durant plusieurs mois, Ahmed a beaucoup fait parler de lui dans le sud de la Côte d’Ivoire. Dans la petite ville de Guitri, à 225 kilomètres d’Abidjan, tout le monde a une histoire à raconter sur l’animal aux grandes oreilles qui aurait quitté un troupeau du parc d’Azagny, sur la côte ivoirienne, pour les riches plantations de la région de Guitri.

« Il était comme mystique »

« Les enfants l’ont vu errer et sont allés l’accueillir comme un ministre, se rappellent Félix Kéké, le chef central de Guitri, et Gnamian Adjehi, son secrétaire, sous le charme de l’animal. Ils jouaient avec lui et l’ont appelé Ahmed. Ils lui demandaient de danser et il dansait. Ils disaient “on a faim” et il tapait le manguier pour faire tomber les fruits. »

Les membres de la chefferie locale veulent écrire la légende de l’animal. « Il n’était pas comme les autres éléphants. Il était comme mystique, il se comportait comme un homme ou un génie. Certains disent qu’il s’agit d’un villageois qui avait le don de se transformer en éléphant grâce à l’eau d’un canari [une jarre] magique et qu’un jour quelqu’un a cassé le canari. Depuis ce jour, il serait condamné à vivre éléphant », conte le chef.

Mais Ahmed n’a pas laissé que des belles histoires dans son sillage. L’animal perdu s’est mis à saccager les plantations, manger les fruits et même à boire le bandji et le koutoukou, des alcools de palme artisanaux fabriqués par les planteurs. « Certains lui ont jeté de l’essence pour le brûler, d’autres lui ont tiré dans la patte au calibre 12, se souvient Gnamian Adjehi, le secrétaire du chef de Guitri. C’est à partir de ce moment qu’il s’est énervé et qu’il a pris pour cibles les motos et les machines agricoles. »

Les vidéos relayées sur les réseaux sociaux montrent surtout un éléphant aussi joueur que brutal, prêt à écraser un cycliste et même capable de renverser un camion à la force de ses défenses. Le véhicule de Sylvain Diama en a fait les frais : attiré par les graines de palme que la benne contenait, le pachyderme a complètement broyé son trois-tonnes.

Plus que 300 éléphants dans le pays

« C’était très violent, on le regardait faire, impuissants, relate-t-il, encore sous le choc. Il ne reste plus rien de l’habitacle, je ne peux même pas revendre les pièces détachées. » « Lorsqu’on savait qu’Ahmed était dans le coin, on n’osait même plus prendre la route, ça a été un vrai manque à gagner pour nous », explique Amara Sanogo, un collègue chauffeur.

« Ce n’est pas la première fois que ce genre de problème entre les hommes et la faune sauvage se produit, note Bertin Akpatou, zoologue à l’université Félix-Houphouët-Boigny et directeur de l’ONG Action pour la conservation de la biodiversité en Côte d’Ivoire (ACB-CI). L’intrusion non contrôlée de l’homme dans les milieux naturels comme l’agriculture et l’orpaillage clandestin favorisent ces situations. Plus les activités humaines se développent sur leurs habitats et plus cela perturbe les éléphants qui sont des animaux de migrations. » Les erreurs de parcours et les rencontres avec les humains sont alors selon lui liés à la recherche d’un nouvel itinéraire lors de leur transhumance.

Pour le chercheur, les crises politiques des dernières années sont aussi en cause. « Cela a généré de nombreux mouvements de populations. L’Etat n’avait plus d’autorité sur toutes ces zones forestières qui ont fini par disparaître, remplacées par le cacao et les nouvelles cultures comme l’hévéa et les palmiers à huile », poursuit le chercheur.

Selon l’ONG Mighty Earth, depuis 1960, dix millions d’hectares de forêt sur seize ont été rasés et sept des vingt-trois aires protégées ont été converties illégalement en cultures de cacao. Et la démographie galopante du pays ne devrait pas améliorer la situation. « Si aucune politique durable comme l’agroforesterie ou l’agriculture familiale n’est trouvée, le phénomène se poursuivra », s’inquiète Bertin Akpatou. Ces derniers mois, d’autres éléphants ont ainsi été signalés près de Fresco, sur la côte, et à Sikensi, près d’Abidjan. Mais ils ne seraient plus que 300 dans le pays, soit quatre fois moins qu’en 2001.

Transféré au plus vite dans une réserve

Agacée par l’animal, une partie de la population de Guitri a saisi les autorités. Un transfert a été organisé à l’aide d’un vétérinaire britannique habitué à ce genre d’opérations. « Il a fallu mettre en place un gros dispositif de sécurité, se souvient Nader Fakhry, vidéaste qui a filmé l’opération pour le ministère des eaux et forêts. Le vétérinaire l’a endormi dans les champs d’hévéa. Il a mis 25 minutes avant de tomber et une machine l’a soulevé pour l’installer dans un conteneur direction le zoo d’Abidjan. »

Un départ vécu comme un soulagement mais aussi avec émotion par certaines personnes. « Lorsqu’il est parti, on aurait dit que c’était le président de la République, raconte le chef. Les gens, surtout les enfants, pleuraient sur le bord de la route. »

Une fois arrivé au zoo d’Abidjan – fermé pour audit depuis début septembre après plusieurs scandales – Ahmed a enjambé son enclos et a disparu à plusieurs reprises. Face à cette situation intenable, Richard Harvey, le vétérinaire britannique, a insisté pour transférer l’animal au plus vite dans la réserve du N’Zi, où Karl Diakité et son équipe l’ont rapidement accueilli.

« C’est une bonne nouvelle, note Souleymane Ouattara, zoologue spécialiste des éléphants en Côte d’Ivoire. Avant, en cas de conflit, on abattait l’éléphant. Aujourd’hui, l’Etat change un peu sa politique et met plus de moyens pour valoriser la faune. Déplacer un éléphant, c’est coûteux ! »

Au N’Zi River Lodge, l’arrivée d’Ahmed, le tout premier éléphant de la réserve, est l’aboutissement de vingt ans de préservation de la faune et la flore locales. « On veut vraiment attirer les animaux qui vivaient ici avant le braconnage et peut-être même recréer des zones de transhumance entre les différents parcs et réserves pour respecter leurs besoins de migration », confie Karl Diakité.

Un leitmotiv qui tombe à pic : « On vient d’apprendre qu’un troupeau de cinq éléphants s’approche actuellement de la réserve, ils sont à moins de 10 kilomètres. » Ce serait l’occasion de réaliser enfin un vieux rêve familial : créer le tout premier sanctuaire d’éléphants du pays.

Youenn Gourlay(Bouaké (Côte d’Ivoire), envoyé spécial)

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/09/27/cote-d-ivoire-ahmed-l-elephant-symbole-d-une-cohabitation-de-plus-en-plus-difficile-avec-les-humains_6053780_3212.html?xtor=CS2-33281034-%5BFBAFR%5D-%5Bgratuit%5D-%5Btous%5D


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