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Enquête : Carole Karemera, j’irai le dire chez vous

dimanche 14 octobre 2018, par Assane Koné

Auteure d’une pièce « chez l’habitant » qui réunit en Seine-Saint-Denis des paroles de femmes vivant à Bruxelles, Kigali ou Sevran, l’artiste développe au Rwanda le Ishyo Arts Centre, un théâtre sans lieu destiné à investir l’espace public, pas cicatrisé depuis le génocide de 1994.

Il y a des vies qui résistent à la fiction. Quand la réalité a percuté trop brutalement les esprits, ils n’ont plus confiance en aucune histoire, les portes se sont fermées. Au Café Bourbon de Nyarutarama, près de Kigali, sorte de Starbucks local, Carole Karemera avoue n’avoir toujours pas de salle de spectacle. Pourtant elle peut observer chaque colline et cocher mentalement tous les lieux où elle a joué : maisons, bars, restaurants, rues. Elle tente avec le théâtre de cicatriser un territoire, petit pays où sans confiance, l’art n’aurait pas pu revenir : avant le génocide de 1994, certains artistes ont participé à la propagande : « Etre artiste n’était pas aussi beau et innocent que j’imaginais, ce n’est pas anodin ici. »

Le Kigali qu’on dévale en taxi-moto de colline en colline, Carole Karemera l’a découvert en 1996 avec colère et incompréhension, avant de s’installer au Rwanda en 2005, plus apaisée. Carole Karemera est née en 1975 en Belgique de parents exilés, on a pu la voir comme comédienne chez Peter Brook, elle s’était révélée auparavant dans la pièce Rwanda 94 de Jacques Delcuvellerie - œuvre gigantesque et incontournable dans la réflexion sur le génocide rwandais. Depuis son arrivée au Rwanda, elle semble répondre en action à un ancien ministre de la Culture qui, à sa question « Pourquoi n’y a-t-il pas de théâtre à Kigali ? », lui avait renvoyé : « Est-ce qu’il existe un public ? » Avec sept autres femmes en 2006, elle crée le Ishyo Arts Centre, et ses questionnements ont rencontré ceux de Valérie Suner, directrice de la Poudrerie en Seine-Saint-Denis (lire ci-contre) - une structure entièrement consacrée au participatif et au théâtre « à domicile » -, créant un détonnant axe Sevran-Kigali.

Bibliothèques mobiles

« Je suis à Kigali, Valérie de Sevran m’appelle et me dit : "Je suis à la tête d’un théâtre qui n’a pas de lieu ! Tu veux venir ?" J’ai dit oui tout de suite. » La première pièce à domicile qu’elle imagine pour Sevran s’appelle We Call It Love : une femme va à la rencontre de celui qui a tué son fils. Une histoire inspirée d’un fait réel, écrite par le Sénégalais Felwine Sarr. « On s’est demandé comment on fait pour mettre une pièce dans 8 m2, ce n’est pas rien d’avoir trois Rwandais qui débarquent à la maison, qui poussent tous les meubles et posent l’histoire du génocide chez toi. » C’était la première fois que la Poudrerie accueillait une compagnie étrangère, et pour une fois, le Rwanda n’était pas dans la télévision mais prenait place dans le salon, en chair et en os.

Pour le festival organisé par Valérie Suner, c’est la pièce Murs-Murs qu’elle vient présenter dans les maisons, d’après un texte de la Nigériane Zainabu Jallo et des entretiens menés avec des femmes de Kigali. Carole Karemera questionne les générations qu’elle ne croise qu’aux mariages et aux enterrements : il reste quoi de la culture traditionnelle, dans ce pays en transformation ? « Quand on racontait en France qu’au Rwanda, nous, les femmes, on a pris le pouvoir, les gens étaient sceptiques. Oui, on a une majorité de femmes au Parlement, on a des femmes d’affaires, des ministres, on voulait aussi parler de ça. » L’an dernier à Kigali, elle a fait venir le travail de la Poudrerie de Sevran : le théâtre en appartement. « Ce n’était pas évident, on n’ouvre pas notre porte à n’importe qui, après ce qui s’est passé en 1994. » Au début, c’est une annonce publiée sur Facebook, le projet s’appelle « Home Sweet Home » : « Vous avez envie d’accueillir une pièce de théâtre chez vous ? C’est gratuit, on apporte les chaises, tout ! Il faut juste pousser les meubles. » Rien pendant des semaines, aucune réponse. Petit à petit certains ont dit oui, avant de redire non, « on n’est pas sûrs d’avoir compris », puis ont accepté.

Pour la première édition, elles ont joué dans sept maisons, toutes classes sociales confondues : « Jusqu’à aller dans une maison au milieu des bananeraies à la sortie de Kigali, chez trois jeunes sœurs rescapées du génocide qui nous ont ouvert leurs portes, et ont accueilli parmi le public des dames de 80 ans. Elles disaient : "Tiens, on a des mamans chez nous." »

Un théâtre sans lieu, c’est le quotidien à Kigali. Dans le pays moderne du président Paul Kagame qui le rêve en « petit Singapour », la culture n’est pas à l’ordre du jour. Il y a eu l’option de jouer dans un hôtel, « mais tout le monde ne peut pas entrer : pas les bonnes chaussures, pas la bonne veste, et on devait faire payer 10 euros la place. » Tout a commencé par des bibliothèques mobiles : le bibliobus a tourné dans les collines et les écoles, et les parents ont demandé : « Et nous ? » C’est là que Carole Karemera décide d’investir les bars et les restaurants. A l’époque, ça permet de brouiller la division des quartiers : « Ceux qui revenaient du Burundi étaient à Remera, les anciens d’Ouganda dans le quartier de Nyamirambo, ils ne traversaient pas la ville. Alors on jouait partout, pour dire : circulez ! » Les pièces durent vingt-cinq minutes, les thématiques sont directes : la sexualité des Rwandais, l’infidélité, tout ce qui se passe dans les maisons sans qu’on n’en parle. « On voulait rire des tabous, les gens se cachaient le visage avec les mains ! »

Créer une émotion

En 2014, c’est une nouvelle étape : la rue. La comédienne ose poser la question de l’espace public dans un pays encore traumatisé par les attroupements non autorisés : « C’était difficile d’expliquer à la mairie, à la police : "On va faire du théâtre. Tout le monde peut venir. Sans s’inscrire." On se demandait : "Est-ce que le théâtre des atrocités d’hier peut devenir un théâtre d’autre chose aujourd’hui ?" C’est là, dans la rue, que des gens étaient tués, d’autres regardaient, certains fermaient leurs fenêtres… Ça reste un espace à questionner. »

Elle avoue : « On n’a pas choisi des pièces faciles ! » La dernière création, Hier, demain et après-demain, était une traversée des voix de rescapés du XXe siècle, depuis Erevan en passant par la Bosnie. Carole Karemera veut que les spectateurs aient une émotion, quitte à entrer dans la matière de façon directe, et à évoquer le génocide. « On n’est pas un peuple qui parle très fort, on n’expose pas ce qu’on pense facilement, il faut le faire avec cette pudeur-là. Mais on se disait qu’il faut que les gens puissent vivre ça, sinon ça va exploser. » Dans la rue ça parle, ça commente. « Comme les gens n’ont pas encore l’habitude, ils se disent : "Qui me voit ? Qui est là ? Si je ris, qui me voit rire ?" les gens s’observent observant un spectacle. »

Aujourd’hui, le gouvernement ne s’étonne plus quand Carole Karemera demande « une rue » pour jouer. Elle transforme régulièrement la bibliothèque publique de Kigali en théâtre, et rêve d’une vraie salle de spectacle « sans construire non plus des murs entre nous ». Tout est déjà écrit : les plans sont faits, le business-plan aussi. « Quand on construira un lieu, il ne faudra pas perdre ce qu’on a appris dehors, quand on s’est retrouvés à la rue. » En attendant, les salons de Kigali et de Sevran partagent de nouvelles fictions.

Murs-Murs m.s. Carole Karemera et Ishyo Arts Centre de Kigali, dans le cadre du festival de théâtre à domicile, du 12 au 14 octobre, la Poudrerie à Sevran (93).

Par Aurélie Charon Envoyée spéciale à Kigali (Rwanda) Photo Ludovic Carême

https://next.liberation.fr/theatre/2018/10/11/carole-karemera-j-irai-le-dire-chez-vous_1684691?fbclid=IwAR0g93oyDguYPpUwiKhrb1JACiQuIvL7RGH6kWVcTIyZxVrELz3CLuneSH4


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