International > Vivant héritage du président burkinabé assassiné : « La liberté se conquiert », par Thomas Sankara

Vivant héritage du président burkinabé assassiné : « La liberté se conquiert », par Thomas Sankara

vendredi 16 octobre 2015, par Assane Koné

(...) Il est nécessaire, il est urgent que nos cadres et nos travailleurs de la plume apprennent qu’il n’y a pas d’écriture innocente. En ces temps de tempêtes, nous ne pouvons laisser à nos seuls ennemis d’hier et d’aujourd’hui le monopole de la pensée, de l’imagination et de la créativité.

Il faut avant qu’il ne soit trop tard – car il est déjà tard – que ces élites, ces hommes de l’Afrique, du tiers-monde, reviennent à eux-mêmes – c’est-à-dire à leur société, à la misère dont nous avons hérité – pour comprendre non seulement que la bataille pour une pensée au service des masses déshéritées n’est pas vaine, mais qu’ils ne peuvent devenir crédibles sur le plan international qu’en inventant réellement, c’est-à-dire en donnant de leurs peuples une image fidèle, une image qui leur permette de réaliser des changements profonds de la situation sociale et politique, susceptibles de nous arracher à la domination et à l’exploitation étrangères qui livrent nos Etats à la seule perspective de la faillite.

C’est ce que nous avons perçu, nous, peuple burkinabé (...). Il nous fallait donner un sens aux révoltes grondantes des masses urbaines désœuvrées, frustrées et fatiguées de voir circuler les limousines des élites aliénées qui se succédaient à la tête de l’Etat et qui ne leur offraient rien d’autre que les fausses solutions pensées et conçues par les cerveaux des autres. Il nous fallait donner une âme idéologique aux justes luttes de nos masses populaires mobilisées contre l’impérialisme monstrueux. (...)

Nous voudrions que notre parole s’élargisse à tous ceux qui souffrent dans leur chair. Tous ceux qui sont bafoués dans leur dignité par une minorité d’hommes ou par un système qui les écrase. (...) Je ne parle pas seulement au nom de mon Burkina Faso tant aimé, mais également au nom de tous ceux qui ont mal quelque part.

Je parle au nom de ces millions d’êtres qui sont dans les ghettos parce qu’ils ont la peau noire ou qu’ils sont de cultures différentes, et qui bénéficient d’un statut à peine supérieur à celui d’un animal. (...) Je m’exclame au nom des chômeurs d’un système structurellement injuste et conjoncturellement désaxé, réduits à ne percevoir de la vie que le reflet de celle des plus nantis.

Je parle au nom des femmes du monde entier, qui souffrent d’un système d’exploitation imposé par les mâles. En ce qui nous concerne, nous sommes prêts à accueillir toutes les suggestions du monde entier nous permettant de parvenir à l’épanouissement total de la femme burkinabé. En retour, nous donnons en partage à tous les pays l’expérience positive que nous entreprenons avec des femmes désormais présentes à tous les échelons de l’appareil d’Etat et de la vie sociale au Burkina Faso. (...) Seule la lutte libère, et nous en appelons à toutes nos sœurs de toutes les races pour qu’elles montent à l’assaut pour la conquête de leurs droits.

Je parle au nom des mères de nos pays démunis qui voient mourir leurs enfants de paludisme ou de diarrhée, ignorant qu’il existe pour les sauver des moyens simples que la science des multinationales ne leur offre pas, préférant investir dans les laboratoires de cosmétiques et dans la chirurgie esthétique pour les caprices de quelques femmes ou d’hommes dont la coquetterie est menacée par les excès de calories de leurs repas trop riches. (...)

Je parle aussi au nom de l’enfant. L’enfant du pauvre qui a faim et qui louche furtivement vers l’abondance amoncelée dans une boutique pour riches. (...)

Je parle au nom des artistes – poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, acteurs –, hommes de bien qui voient leur art se prostituer pour l’alchimie des prestidigitations du show-business. Je crie au nom des journalistes qui sont réduits soit au silence, soit au mensonge, pour ne pas subir les dures lois du chômage. Je proteste au nom des sportifs du monde entier dont les muscles sont exploités par les systèmes politiques ou les négociants de l’esclavage moderne. (...)

Mes pensées vont à tous ceux qui sont touchés par la destruction de la nature et à ces trente millions d’hommes qui vont mourir comme chaque année, abattus par la redoutable arme de la faim. Militaire, je ne peux pas oublier ce soldat obéissant aux ordres, le doigt sur la détente, et qui sait que la balle qui va partir ne porte que le message de la mort. (...)

Notre révolution, au Burkina Faso, est ouverte aux malheurs de tous les peuples. Elle s’inspire aussi de toutes les expériences des hommes depuis le premier souffle de l’humanité. Nous voulons être les héritiers de toutes les révolutions du monde, de toutes les luttes de libération des peuples du tiers-monde. (...)

Ouverts à tous les vents de la volonté des peuples et de leurs révolutions, nous instruisant aussi de certains terribles échecs qui ont conduit à de tragiques manquements aux droits de l’homme, nous ne voulons conserver de chaque révolution que le noyau de pureté qui nous interdit de nous inféoder aux réalités des autres, même si par la pensée nous nous retrouvons dans une communauté d’intérêts. (...)

Il n’y a plus de duperie possible. Le nouvel ordre économique mondial pour lequel nous luttons et continuerons de lutter ne peut se réaliser que si nous parvenons à ruiner l’ancien ordre qui nous ignore, si nous imposons la place qui nous revient dans l’organisation politique du monde, si, prenant conscience de notre importance dans le monde, nous obtenons un droit de regard et de décision sur les mécanismes qui régissent le commerce, l’économie et la monnaie à l’échelle planétaire.

Le nouvel ordre économique international s’inscrit tout simplement à côté de tous les autres droits des peuples – droit à l’indépendance, au libre choix des formes et des structures de gouvernement – comme le droit au développement. Et comme tous les droits des peuples, il s’arrache dans la lutte et par la lutte des peuples. Il ne sera jamais le résultat d’un acte de générosité d’une puissance quelconque. (...)

J’ai parcouru des milliers de kilomètres. Je suis venu ici pour demander à chacun de vous que nous puissions mettre ensemble nos efforts pour que cesse la morgue des gens qui n’ont pas raison, pour que s’efface le triste spectacle des enfants mourant de faim, pour que disparaisse l’ignorance, pour que triomphe la rébellion légitime des peuples, pour que se taise le bruit des armes (...).

Discours de Thomas Sankara devant
l’Assemblée générale des Nations unies, le 4 octobre 1984.
Extrait de Thomas Sankara parle. La révolution au Burkina Faso,
1983-1987, Pathfinder, 2007
(www.pathfinderpress.com, livres.pathfinder@laposte.net).

Qui êtes-vous ?
Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.